La prise en soin des personnes issues de la grande précarité qui ont vécu une errance dans la (un parcours de) rue, et qui sont « vieillissantes » repose pour beaucoup d’entre elles sur leur admission en Ehpad. Elles étaient 783 à être hébergées dans les Ehpad d’Île-de-France (IDF) fin 2022 d’après l’étude réalisée à la demande de l’agence régionale de santé d’Île-de-France (ARS IDF). Il s’agit de résidents qualifiés d’« inhabituels », plus jeunes, moins dépendants, mais aussi peu autonomes. Ce sont des « jeunes vieux » qui peuvent être néanmoins considérés comme gériatriques car poly-pathologiques et à fragilités multiples.
Le nombre de « précaires vieillissants » potentiellement éligibles à des admissions dans les établissements et services médicosociaux (ESMS) accueillant des personnes âgées est également important et, parmi eux, beaucoup ont un projet d’accompagnement en Ehpad ou en EHPA qui serait justifié. Une enquête de l’ARS IDF en 2019 avait identifié plus de 450 personnes de plus de 60 ans toujours accompagnées par des structures médicosociales (CHU, CHRS, ACT, LHSS, LAM1). D’autres sont simplement repérées lors des Nuits de la solidarité(1). Ils seraient plus de 550 dans la rue sur Paris seulement selon le recensement des cinq dernières Nuits de la solidarité. Toutes ces personnes ont pour caractéristiques d’être invisibles dans la rue (nous détournons souvent notre regard) et d’être trop visibles en établissement. Ces personnes ont été également identifiées comme « bed blockers2 » pendant la crise COVID(3).
Ces personnes sont rarement bienvenues dans les Ehpad, tant leur prise en charge est complexe. Elles sont pour beaucoup perturbatrices, avec un rythme de vie décalé par rapport à celui des autres résidents, leurs addictions sont fréquentes, leur incurie aussi.
Attirer l’attention des professionnels de la gériatrie (mais aussi de la psychiatrie et de la neurologie, addictologie) sur les besoins diagnostiques et de prise en charge médicale est capital, car leur projet de soins individualisé nécessite une démarche construite sur l’interdisciplinarité et une concertation permanente entre tous les professionnels qui les accompagnent.
Prendre soin d’un grand précaire vieillissant n’est pas seulement l’héberger, c’est au préalable lui faire percevoir qu’une autre vie que celle de la rue est possible et lui proposer une orientation vers une structure en adéquation avec son état de santé et ses souhaits. C’est en effet tout un cheminement avant, pendant et après l’admission pour l’aider à se reconstruire. Nombre d’entre eux se sont fait une carapace pour survivre à la rue. Ils se sont autoexclus car « quand on ne peut pas dire non à l’inacceptable, on ne peut dire non qu’à soi-même(4) ». Leur déni de leur propre réalité est parfois tel qu’ils ne peuvent plus exprimer leur inconfort, leurs douleurs.
Prendre soin d’un grand précaire, c’est identifier ses différentes pathologies et fragilités ; celles qui l’ont conduit à la rue et celles qui sont une conséquence de la rue. C’est aussi le soutenir au quotidien afin qu’il retrouve son autonomie.
À la suite de ces constats, soutenus par différentes études (Samenta3 en 2009(5,6), l’étude du centre d’action sociale de la ville de Paris – CASVP(7)), l’ARS IDF a souhaité réaliser un état des lieux de l’accueil des grands précaires des 709 Ehpad d’IDF. L’objectif était d’abord de quantifier la population concernée, la rendre « visible » et « documenter le fait qu’il est nécessaire de mettre en place des actions adaptées ».
Fin 2022, 112 Ehpad ont déclaré héberger au total 783 « grands précaires », 50 % de ces établissements accueillant au moins trois résidents « précaires4 ».
Parmi ces 112 Ehpad, 87 (77 %) accueillent jusqu’à 5 résidents « précaires », 16 (14 %) en accueillent entre 6 et 20, et 9 (8 % 9) en accueillent plus de 20 (maximum 90).
L’identification des problématiques des professionnels était différente selon les établissements car certains ont développé des savoir-faire et des savoir-être et même pour certains identifié des soignants référents.
Certains établissements bénéficiaient de l’appui d’un éducateur dans leur structure, d’autres de groupes d’analyses de pratiques, ou de modalités de partenariat spécifiques pour le prendre soin de ces grands précaires avec les nombreux dispositifs : équipe mobile gériatrique externe (EMGE), équipe mobile de psychiatrie du sujet âgé (EMPSA), infirmière mobile d’hygiène (IMH), dispositif d’appui et de coordination (DAC)… Enfin, certains ne pouvaient compter que sur leur bonne volonté pour les accueillir.
Pour tous les établissements, toutefois, des besoins précis étaient identifiés, en tant que formation aux spécificités du prendre soin des grands précaires, ressources humaines (besoin de médecin, gériatre, psychiatre, addictologue, animateur, assistant social ou éducateur, de temps soignant et d’encadrant, de renfort pour l’entretien des locaux, de renfort administratif…), ressources financières (trousseau lors de l’admission, entretien des locaux…).
Forte de ces constats, l’ARS IDF a élaboré une feuille de route pour l’accueil des grands précaires dans les Ehpad dans le cadre de son troisième plan régional de santé pour les années 2023 à 2028. Celle-ci, coconstruite avec un groupe de travail constitué de professionnels intervenant pour la prise en charge de cette population comporte un volet acculturation/formation qui a été inauguré par la journée régionale de la précarité en Ehpad du 5 décembre 2023.
Cette journée a permis grâce à ces différents orateurs de percevoir l’objectif global de la feuille de route qui a été résumé par le Dr Mercuel5 en ces termes : l’importance de faire du « surmesure » face aux « cliniques différentes » pour des résidents pouvant cumuler « la grande précarité, un trouble psychiatrique, le vieillissement et la modification de la personnalité » qu’entraîne une vie à la rue.
Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
1 CHU : Centre hospitalier universitaire ; CHRS : Centre d’hébergement et de réinsertion sociale ; ACT : Appartements de coordination thérapeutique ; LHSS : Lits halte soins santé ; LAM : Lits d’accueil médicalisés.
2 Les patient s dits « bed blocker » sont des patients dont le séjour, initialement pour un motif médical, est prolongé pour des raisons qui ne le sont plus. Selon Devaux et al.(2), « un séjour sera qualifié de “bed blocker” si sa durée dépasse la somme de la durée moyenne de séjour et de l’écart-type du couple type d’autorisation-groupe nosologique (GN) auquel il se rattache ».
3 Samenta : Santé mentale et addictions chez les sans domicile franciliens.
4 Était considérée comme « précaire » une personne correspondant aux catégories 1 à 8 de la typologie ETHOS, à savoir avoir été sans abri, sans logement, ou en habitat précaire(8).
5 Dr Alain Mercuel, chef du pôle Psychiatrie Précarité au sein du groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris Psychiatrie et Neurosciences jusqu’en 2023.
Auteur correspondant : Mme Isabelle Bilger, directrice de l’Autonomie au sein de l’agence régionale de santé d’Île-de-France (ARS IDF) de mars 2019 à mars 2024. Courriel : martine.lenocsoudani@ars.sante.fr
1. Ville de Paris. Nuit de la solidarité : 3 492 personnes sans solution d’hébergement recensées. 2024 Feb 06. https://www.paris.fr/pages/nuit-de-la-solidarite-2024-25549-
2. Devaux E, Roditis T, Azouvi P, Quily G, Karanfilovic C, Bouniol A, et al. Les facteurs explicatifs des séjours « Bed Blockers » en SMR. Rev Epidemiol Sante Publique 2023 ; 71 : 30.
3. Haas J. L’hôpital public au défi des parcours complexes et des enjeux psychosociaux : Quelles réponses au problème bed-blockers ? L’exemple du Groupe hospitalier Nord-Essonne [Mémoire de l’École des hautes études en santé publique]. Rennes : EHESP ; 2021.
4. Furtos J. De la précarité à l’autoexclusion. Paris : Rue d’ULM ; 2014.
5. Laporte A, Chauvin P. Samenta : rapport sur la santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel d’Île-de-France inserm-00471925, version 1 (09-04-2010). https://inserm.hal.science/inserm-00471925
6. Laporte A, Le Mener E, Detrez MA, Douay C, Le Strat Y, Vandentorren S, et al. La santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel en Île-de-France : l’enquête Samenta de 2009. Bull Epidemiol Hebd 2015 ; 36-37 : 693-7.
7. Benoit V, Delarue P, Emmanuelli X, Faulques I, Gauillard J, Henry P, Legrand JP, et al. Précarité des personnes âgées (1re parie). Rev Geriatr 2020 ; 45 : 271-307.
8. Fédération européenne d’associations nationales travaillant avec les sans-abri AISBL (Feantsa). ETHOS 2007 : Typologie européenne de l’exclusion liée au logement accessible à https://www.feantsa.org/download/fr___2525022567407186066.pdf