Le texte qui suit est basé sur une communication rédigée initialement pour la 4ème Journée Régionale de Soins Palliatifs de Normandie qui s’est tenue le 14 avril 2015, remis à jour. Il est le fruit de nombreux échanges et ré- flexions qui en ont découlé à l’occasion de staffs de fin de vie en Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) notamment au sein du Centre d’hébergement et d’accompagnement gérontologique (CHAG) de Pacy-sur-Eure, de réunions de l’Espace régional de réflexion éthique de Normandie (EREN), de la Coordination normande de soins palliatifs (CNSP), de l’équipe du service douleur et soins palliatifs du Centre hospitalier Eure-Seine (CHES) Évreux-Vernon, et de discussions plus informelles avec des soignants et non-soignants régulièrement confrontés à la fin de vie, y com- pris au domicile. Néanmoins, il s’agit ici d’inaugurer un travail éditorial sur la fin de vie en EHPAD, dont la Revue de Gériatrie m’a confié la coordination en partageant un point de vue personnel qui attend vos commentaires et enrichissements au fil des numéros à venir et ne prétend surtout pas apporter des réponses définitives.
EHPAD, Ethique, Fin de vie, Staff
Auteur : Docteur Jan-Cédric Hansen, CHAG, 57 rue Aristide Briand, 27120 Pacy- sur-Eure, France ; GHT Eure Seine Pays d’Ouches (ESPO), rue Léon Schwartzenberg, 27015 Évreux, France. Membre cofondateur de l’Espace de Réflexion Éthique de Normandie ; Centre d’Hébergement et d’Accompagnement Gérontologique, 57 rue Aristide Briand, 27120 Pacy-sur-Eure, France.
Courriel : jc.hansen@icloud.com
The text hereafter is based on a paper originally written for the 4th Regional Day of Palliative Care in Normandy, which was held on 14 April 2015. It is the result of numerous exchanges and reflections that have taken place during end-of-life staff meetings in EHPAD, particularly in the gerontological accommodation and support centre (CHAG) in Pacy-sur-Eure, and during meetings of the Normandy regional ethical reflection space (EREN), the Normandy Palliative Care Coordination (CNSP), the pain and palliative care team at the Eure-Seine hospital (CHES) in Évreux-Vernon, and more informal discussions with carers and non-carers who are regularly confronted with the end of life, including at home. Nevertheless, the aim here is to initiate an editorial work on the end of life in EHPAD, which the Revue de Gériatrie has entrusted me with coordinating, by sharing a personal point of view which awaits your comments and enrichment over the course of future issues and does not claim to provide definitive answers.
Ethics, Nursing home, Staff, Terminal Illness
Un Établissement hébergeant des personnes âgées dépendantes (EHPAD) est un établissement médico- social, ce n’est pas un établissement sanitaire.
Les référentiels et la hiérarchisation des objectifs sont donc différents. Par exemple, en EHPAD c’est le code de l’Action sociale et des familles qui, avant le Code de la santé publique, définit le cadre légal et c’est l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) qui, intégrée au sein de la Haute autorité de santé (HAS), en propose le référentiel.
L’EHPAD est, dès lors et par destination, un lieu de vie et d’accompagnement avant d’être un lieu de soins.
Le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie (CNSPFV) nous apprend qu’en 2018, plus de la moitié des décès (53 %) tous âges et toutes causes confondus ont eu lieu en milieu hospitalier, près d’un quart (23 %) au domicile et un peu plus d’un sur dix (13 %) en EHPAD(1). Pour les hommes et les femmes de plus de 60 ans – âge seuil pour être admissible en EHPAD – la proportion de décès en EHPAD varie respectivement de 1 à 23 % pour les hommes et de 2 à 30 % pour les femmes. Dans une étude de 2013, l’Observatoire national de la fin de vie (précurseur du CNSPFV) avait mis en évidence que l’EHPAD est un lieu dans lequel on constate en moyenne 20 décès par an dans un EHPAD de 80 lits, dans un contexte où 75 % des résidents décèdent dans l’EHPAD qui les héberge, et moins de 20 % des EHPAD transfèrent un résident en Unité de soins palliatifs (USP)(2). Ce n’est pas dû à une méconnaissance des compétences des USP, puisque les deux tiers des établissements avaient fait appel au moins une fois à une Équipe mobile ou à un Réseau de soins palliatifs au cours de l’année 2012. C’est bien une compétence spécifique et partagée des EHPAD sur l’accompagnement de la fin de vie, y compris de la phase terminale.
L’étude 2013 de l’ONFV nous a aussi révélé que seulement 1/3 des résidents évoquent la question de leur devenir avec leurs proches. Lorsque cette question est abordée, c’est d’abord pour évoquer les craintes du résident vis-à-vis de sa fin de vie (36 %) et ses souhaits concernant le décès (32 %). Symétriquement, 23 % seulement des résidents décédés en EHPAD sont en capacité de s’exprimer de façon lucide au cours des 24 dernières heures de leur vie, dans un contexte où 25 % d’entre eux ne reçoivent pas de visite d’un proche durant cette période (il ne semble pas exister de données plus récentes).
Les modalités d’accompagnement de la phase terminale en EHPAD sont laissées à :
• l’équipe seule (48 % des cas) ;
• l’équipe en relation avec un service spécialisé tel qu’une Équipe mobile de soins palliatifs ou d’Hospitalisation à domicile (24 % des cas) ;
• l’équipe avec une association spécialisée dans l’accom- pagnement de fin de vie (15 % des cas) ;
• l’équipe avec un service de spécialité et une association de patients (13 % des cas).
Les spécificités de la phase terminale en EHPAD, par rapport à une USP, sont la rareté des situations où le résident est en capacité d’élaborer une démarche intellectuelle complexe vis-à-vis de sa perception propre de sa mort imminente et sa capacité, le cas échéant, à verbaliser le besoin de « régler ses affaires » (résoudre un conflit ancien négligé, revoir un proche oublié, organiser ses obsèques
ou sa succession…). Cela ne veut pas dire que le résident n’aurait pas de perception de sa fin proche – il en a une – et qu’il ne souhaite pas « régler ses affaires », cependant, bien souvent, il ne peut le faire qu’avec ses moyens intellectuels d’abstraction et de communication résiduels comme pour tous les actes de sa vie.
Il convient de s’entendre sur ce qu’est la phase terminale. En premier, il s’avère de faire un rapide retour sur 3 situations distinctes que sont la situation palliative, la situation de fin de vie et la situation agonique.
La situation palliative
• posée par un diagnostic médical, idéalement collégial (staff, synthèse…) ;
• secondaire à une dysrégulation de fonctions vitales ou une déficience d’organe terminale ;
• relève de soins actifs qui rétablissent/maintiennent l’homéostasie et de soins de confort ;
• optimise l’espérance et la qualité de vie ;
• autorise des mesures curatives – telles que massage cardiaque externe, pose d’une voie veineuse, furosémide intraveineux, digoxine, ou encore chlorhydrate de nicardipine à la seringue autopousseuse, par exemple – légitimes en cas de décompensation aiguë secondaire à une cause intercurrente en fonction du contexte, du pronostic et des possibilités techniques de l’EHPAD.
Exemples : la majorité des cancers métastatiques, maladie de Vaquez, dialyse, patient VIH+ avec charge indétectable sous trithérapie… toute maladie chronique ou incurable, comme une hypertension ou un diabète.
La situation palliative peut donc revêtir une dimension très « banale » et bon nombre de patients en situation palliative ne se considèrent pas comme tels, tout comme les professionnels de santé qui les accompagnent. De même, si le traitement est adapté, bien suivi et bien toléré, l’espérance de vie des malades peut rejoindre celle des non- malades.
La situation de fin de vie
• posée par consensus pluridisciplinaire, idéalement avec des spécialistes du soin palliatif (soignants détenteurs d’un diplôme universitaire en soins palliatifs, Équipe mobile de soins palliatifs…) et selon un protocole rigoureux qui impose la tenue d’une synthèse ou staff de fin de vie ;
• acte l’atteinte des limites des soins actifs en raison d’un rapport bénéfices/inconforts inversé et de la perte irrémédiable et irréversible de l’homéostasie ;
• vise le bien-être physique et psychique du patient ;
• relève essentiellement de soins de confort ;
• prescrit l’inutilité des mesures salvatrices en cas d’arrêt cardio-respiratoire ;
• rend caducs ou superflus certains traitements relevant de la prévention secondaire, voire tertiaire.
La situation agonique
• moment où les fonctions physiologiques essentielles s’épuisent les unes après les autres selon une séquence et une durée imprévisibles et dénuées de sens, propres à chacun ;
• confrontation à des comportements du résident, qui entraînent une tentative de décryptage par les proches ou les soignants souvent vouée à l’échec, car déconnectés d’une volonté ou d’une signification particulière ;
• permet de travailler l’imminence du deuil à faire, à commencer par la transition de la séparation ;
• requiert l’accompagnement de soignants formés à savoir, le cas échéant, n’être qu’une « présence » pour le résident ou ses proches.
La « phase terminale » regroupe la « situation de fin de vie » et celle « agonique », à partir desquelles la perte irréversible de l’équilibre physique et psychique – on parle d’homéostasie – qui caractérise l’état de dépendance d’un résident n’est plus compensable par la prise en charge quelle que soit sa qualité.
Cette perte de la capacité de compensation aboutit in fine à « l’interruption définitive, l’anéantissement, de l’ensemble des phénomènes et des fonctions essentielles à la vie ».
C’est bien cette « phase terminale » qui correspond au franchissement d’un seuil, d’un point de non-retour, qui parle à chacun et « donne du sens » à une situation autrement inextricable. Car cette phase terminale, du fait de l’imminence de la mort et de la perte progressive des capacités psychomotrices résiduelles, ne laisse comme futur que le futur antérieur dans son emploi récapitulatif ou hypothétique à propos d’événements déjà passés « Il aura été confronté à bien des tracas dans sa vie ».
Le CNSPFV identifie 3 types de trajectoires de fin de vie, donc de phase terminale(1) :
• la trajectoire 1, qui correspond à un déclin rapide après une évolution progressive et à une phase terminale facilement identifiable, cancers notamment (48 % des cas) ;
• la trajectoire 2, caractérisée par un déclin graduel ponctué par des épisodes de détérioration aiguë et certains moments de récupération, avec une mort parfois soudaine et inattendue, tels que défaillances cardiopulmonaires, maladies métaboliques, affections de l’appareil digestif… (38 % des cas) ;
• la trajectoire 3, définie par un déclin graduel et prolongé, typique des personnes âgées fragiles, et/ou ayant une maladie d’Alzheimer ou maladie apparentée (14 % des cas).
Dire quelque chose à quelqu’un, c’est avant tout exposer un propos avec l’intention de le communiquer à autrui et d’appeler éventuellement une réponse ou une réaction de cet autrui auditeur.
C’est aussi, raconter, narrer, exprimer un avis, une opinion, énoncer une objection, une critique, révéler quelque chose de nouveau, de personnel. Ce peut être encore convenir, arrêter, fixer, ordonner, commander…
« à vrai dire », « à dire vrai », « cela va sans dire », « j’allais dire », « je ne saurais dire », « que dire de plus », « si j’ose dire », « soit dit entre nous », « autrement dit », « proprement dit », « il ne croit pas si bien dire », « se dire ses quatre vérités », « n’avoir qu’un mot à dire », ou « n’avoir rien à dire ».
Qui « dit » ou qui a « à dire » en EHPAD en phase terminale ?
Les acteurs du « dire » en EHPAD en phase terminale sont essentiellement le résident lui-même, la personne de confiance selon la loi Clayes-Leonetti(3), l’entourage du résident, le médecin coordonnateur, le médecin traitant, l’équipe soignante au sens large (Capaciteurs, Infirmiers(ères) diplômé(e)s d’État – IDE -, Aides soignant(e)s – AS -), l’équipe non soignante et les autres résidents.
Dans cette liste, l’équipe non soignante, c’est-à-dire l’animation, les hôtelières, la coursière, l’équipe de bionettoyage ou les services techniques par exemple, qui participent de manière souvent transparente, donc négligée, à la vie sociale du résident, sont quasi systématiquement exclus des réflexions et discussions relatives à la phase terminale du résident avec lequel ils ont pourtant tissé des liens au cours des nombreux contacts qu’ils ont eus avec lui et son entourage.
Dans le même ordre d’idée, les autres résidents sont, eux aussi, exclus de ces réflexions et discussions, alors que beaucoup d’entre eux, de par le projet de vie et de soins institutionnel, et de par les projets de vie et de soins personnalisés mis en place, sont devenus des interlocuteurs proches, voire intimes du résident.
Bien évidemment, le « dire » du résident lui-même ne se limite pas aux directives anticipées lorsqu’elles existent (5 % des cas).
Tous ont donc « à dire » et « à se dire » des choses en phase terminale.
Que « dire » ou « se dire » en EHPAD en phase terminale ?
Cette question est vaste, elle couvre au minimum tous les champs lexicaux médico-techniques liés à la perte irréversible de l’homéostasie, aux bonnes pratiques en soins palliatifs et à la posture de bientraitance d’une part, aux champs lexicaux philosophiques liés à l’accomplissement de soi, au sens de la vie, à la nature duale de la dignité, aux trois questions kantiennes revisitées « qu’aurait-il pu connaître de plus ? qu’aurait-il pu accomplir de plus ? qu’aurait-il pu espérer de plus ? », d’autre part.
La synthèse de fin de vie est un moment privilégié pour
« dire » ou « se dire » les choses.
Cette synthèse collégiale, pluridisciplinaire, sur le mode consensuel, permet de déterminer si un résident de l’EHPAD a, ou non, franchi le point de non-retour de l’entrée en phase terminale. Comme il existe très peu de publications sur les critères objectifs d’entrée en phase terminale, je vous expose la méthodologie que j’ai mise en place et qui a fait l’objet d’une publication dans une revue de gériatrie à comité de lecture(4).
Cette méthodologie consiste dans un premier temps à programmer la synthèse à la demande de l’équipe (de sa propre initiative ou plus rarement de l’entourage) ou des médecins (médecin traitant ou médecin coordonnateur) afin que les personnes concernées puissent échanger au sein de l’équipe et avec les autres intervenants.
Au moment de la synthèse, l’AS référent(e) ou l’IDE rappelle l’histoire de vie du résident telle qu’elle est connue au sein de l’établissement en incluant les antécédents médico- psycho-chirurgicaux, l’évolution récente de la clinique et le diagnostic infirmier du jour. Le médecin complète par son examen clinique.
Le médecin coordonnateur commence alors un tour de table dans lequel il pose systématiquement les questions suivantes à l’ensemble des personnes présentes :
Pensez-vous que le résident sera encore parmi nous dans 6 mois ? 3 mois ? 2 mois ? 1 mois ? plus de 15 jours ? moins de 15 jours ?
Si le consensus se fait sur « moins de 15 jours », alors le résident est considéré comme ayant franchi le seuil de la phase terminale et sa prise en charge est adaptée de manière pluridisciplinaire selon les modalités choisies par l’équipe dans le respect des bonnes pratiques de soins palliatifs et de gériatrie.
L’entourage via la personne de confiance et le médecin traitant sont prévenus respectivement par le cadre et le médecin coordonnateur de la situation et des adaptations de la prise en soins qui en découlent.
Au cours de cette synthèse, dès lors que la phase terminale est actée, 3 questions supplémentaires sont posées à l’équipe :
• Qu’aurions-nous dû faire pour ce résident que nous n’avons pas fait ?
• Avons-nous fait tout ce que nous pouvions faire pour ce résident ?
• Qu’aurions-nous pu éviter de faire pour ce résident ?
Ces 3 questions ayant pour but d’amener chaque membre de l’équipe à « dire » et à « se dire » sa finalité de la prise en charge du résident concerné, à la confronter à celle des autres, à amorcer une prise de distance professionnelle et à se donner des éléments de langage partagés pour savoir
« quoi dire » aux futurs interlocuteurs (le résident quel que soit son niveau de communication résiduel, son entourage, les autres résidents et les membre du personnel n’ayant pas participé à la synthèse).
Il conviendrait aussi, à la suite de cette synthèse, de reformuler une fois de plus les 3 questions kantiennes :
• Que peut-il encore connaître ?
• Que peut-il encore accomplir ?
• Que peut-il encore espérer ?
Afin que le résident et ses proches, au sens famille et amis y compris d’autres résidents, puissent « dire » et « se dire », de manière verbale ou non verbale, leurs réponses à ces questions qui nécessairement, par les projections induites, leur donneront leur sens propre à cette situation de phase terminale qui nous interpelle, violemment, sur notre propre condition mortelle.
Cette synthèse permet donc de clarifier la confrontation à la mort annoncée, à la mort attendue et y compris à la mort qui n’en finit pas. Pour cette dernière, il est prévu de refaire une synthèse de fin de vie tous les 15 jours pour prendre en charge les fins de vie prolongées qui placent équipe et entourage dans un état de désarroi autrement bien plus difficile à affronter, à réguler et à dépasser.
Entendre est plus subtil que la simple fonction neurophysiologique de percevoir les ondes sonores et de les décrypter qui correspond au verbe « ouïr » d’où l’expression
« ouï dire » ; entendre signifie surtout prendre connaissance, être informé, saisir intellectuellement la signification, la portée de quelque chose.
Mais entendre ne se limite pas à l’effet du « dire » sur l’auditeur. Entendre s’applique aussi à celui qui « dit », car il signifie aussi bien comprendre une technique ou une activité, être compétent dans un domaine donné, « Entendre les soins palliatifs » par exemple.
Entendre donne aussi une interprétation précise à un terme, à une phrase lorsqu’on s’exprime et que l’on veut la faire partager par ses auditeurs pour éviter tout malentendu, comme lors de l’introduction de mon propos lorsque j’ai dit « j’entends par phase terminale… ».« entendre un cri », « entendre un bruit », « n’entendre plus aucun bruit », « entendre les battements de son cœur, un râle, une toux », « entendre des sanglots, le ronronnement d’une conversation, le tic-tac d’une pendule », « pénible à entendre », « empêcher d’entendre », « entendre à peine, confusément, distinctement », « entendre la voix de la raison », « entendre raison ». Mais on peut aussi « ne pas vouloir en entendre parler » ou « ne pas entendre de cette oreille » ou au contraire « faire entendre », « donner à entendre », « laisser entendre », « se faire entendre », voire « s’entendre sur… ».
Qui « entend » ou qui « s’entend » en EHPAD en phase terminale ?
On retrouve les mêmes acteurs du « dire », à savoir le résident, son entourage, le médecin coordonnateur, le médecin traitant, l’équipe soignante au sens large (capaciteurs, IDE, AS), l’équipe non soignante, les autres résidents et, le cas échéant, un acteur spécifique de l’écoute : le bénévole de l’accompagnement en fin de vie. Tous sont amenés à « entendre », à tenter de « se faire entendre » et nécessairement à « s’entendre » les uns avec les autres autour de cette phase terminale et de son accompagnement.
S’agissant de la phase terminale – qu’elle soit clarifiée ou ressentie – les schémas habituels de communication deviennent progressivement – voire brutalement – inopérants. Cette désorganisation incontournable doit être repérée et prise en compte.
Une fois de plus, c’est la concertation pluridisciplinaire de l’ensemble des points de contact entre le résident et son entourage y compris les bénévoles de l’accompagnement en fin de vie – c’est-à-dire les membres de l’équipe soignante et les membres de l’équipe non soignante – qui permet de réguler ces schémas inhabituels, « d’entendre » ce que les uns et les autres ont à « dire » et de « s’entendre » sur ce que l’on a à « dire ».
À mon sens, il n’existe que peu de réponses prédéterminées, mais bien plutôt une batterie de questions ou de questionnements dont les réponses doivent être coconstruites ensemble avant de les « dire » pour tenter de
« se faire entendre ».
Il serait illusoire d’en faire un inventaire exhaustif, mais on peut survoler certaines thématiques récurrentes qui se caractérisent par les difficultés qu’elles soulèvent, parfois.
« Qu’entendre » ou que « s’entendre dire » en EHPAD en phase terminale ?
En premier, on peut, par exemple, entendre un possible déni de la phase terminale. Qu’il soit le fait du résident ou de son entourage au sens large, voire même de l’équipe soignante ou non soignante, ce déni doit être entendu et clarifié. J’entends bien « clarifié » et non « respecté ». En effet, le déni, même s’il donne l’impression de protéger du deuil imminent, peut avoir des effets délétères sur la capacité des proches ou de l’équipe à réussir leur deuil après le décès du résident. Il convient donc de rendre plus clair, plus compréhensible, plus audible, cette phase terminale, notamment grâce à la synthèse de fin de vie, qui autrement reste ambiguë, confuse, voire obscure. Inversement, il est contre-productif, voire tout aussi délétère, de vouloir faire entendre à tout prix l’imminence du décès à celui qui ne veut pas se l’entendre dire. Il faut savoir laisser du temps à l’entendement.
Par ailleurs, on peut entendre, par exemple, une demande, une plainte, un cri, un gémissement ou un râle. Sont-ils l’expression d’une souffrance somatique ? psychique ? ou bien l’expression d’une anxiété ou d’une angoisse autonome, contextuelle ou s’intégrant dans les stades de Kubler-Ross(5) ?
S’agissant du cri, qui plonge l’équipe et les proches dans un état de perplexité anxieuse, qui met à mal tous les modes de communication interpersonnelle installés, il est utile d’essayer d’entendre si le résident crie parce qu’il a mal, parce qu’il est mal, ou parce que sa démence ne lui laisse plus d’autre moyen d’expression comme le propose la fiche DECLIC de l’équipe du Dr Gomas(6).
Mon expérience personnelle de la phase terminale – une vingtaine par an – m’amène à vous proposer un décryptage supplémentaire du cri, du gémissement ou du râle, qui peut, dans certaines situations de déficiences profondes des capacités cognitives, correspondre à une sorte
« d’autostimulation apaisante » à l’image du fredonnement
– ou « humming » des Anglo-Saxons – qu’il convient de reconnaître et de respecter aussi difficile à entendre soit-il. En toute hypothèse, seule la concertation pluridisciplinaire incluant les proches – famille, amis, résidents – permet un décryptage le moins subjectif ou projectif possible en repérant les situations d’exacerbation et d’amendement du comportement déstabilisant et surtout en faisant le pari
« d’entendre » le sens ou de « s’entendre sur le sens » de ce
« comportement déraisonnable qui n’est pas sans raison » comme le soulignent les philosophes à la suite de Pascal(7). Il existe aussi des non-dits qu’il faut savoir entendre comme le « souhait inavouable » de voir son proche mourir pour lui épargner des souffrances « inutiles » ou « projetées » ou
« fantasmées » ou « réelles ». Symétriquement, ce souhait peut s’entendre clairement à travers une demande d’euthanasie implicite – voire explicite – provenant du résident ou de son entourage.
Là encore c’est la concertation pluridisciplinaire qui permet l’entendement et la coconstruction d’une réponse adaptée, et du discours qui la porte, en s’appuyant sur la Loi Clayes- Leonetti.
Faut-il systématiquement chercher à entendre autre chose derrière une requête apparemment banale ou seulement trop répétitive au goût du soignant ? Que cette requête émane du résident ou de son entourage au sens large ? Peut-on entendre le non-sens ?
En effet, la phase terminale, notamment au moment de l’agonie est un moment où coexistent une écoute exacerbée du moindre signe adressé ou supposé adressé par l’agonisant et une quête d’entendement désespérée de tout ou partie de l’entourage comme je l’ai dit dans mon introduction. Qui n’a pas entendu ces interprétations controuvées de l’entourage qui, de plus, en demande la validation à chaque membre de l’équipe qu’il croise ? Pourtant, les psychologues qui ont étudié la phase agonique insistent sur la prégnance du non-sens. Encore une fois, c’est l’approche pluridisciplinaire, la coconstruction d’un « entendement » et d’un « dire » partagés, qui peut aider à faire accepter ce non- sens déroutant pour les tiers.
Et le silence ? Peut-on entendre le silence ? Quand doit- on le respecter ? Quand peut-on le rompre ? Le silence du résident, le silence de son entourage, le silence du soignant ? Pendant la phase terminale le silence est incontournable et nécessaire. L’équipe a tout intérêt à entendre le moment où ce silence est salutaire, attendu, souhaité. Savoir n’être là que pour entendre ce silence avec l’entourage en présence du résident en phase terminale, c’est aussi assumer pleinement son rôle de soignant ou d’accompagnant.
Enfin, peut-on entendre le besoin de mourir seul ou entouré ? Qui n’a pas été confronté à cette interrogation en situation de phase terminale en EHPAD ? Nous sommes rarement en capacité de dire quel est le souhait du résident sur ce point. Pourtant, il est fondamental de l’entendre et de le dire à l’entourage. Personnellement, j’ai fait le choix de dire systématiquement aux proches qu’existent ces deux possibilités et qu’il est difficile de savoir laquelle sera choisie par le résident. Ce discours systématique, s’il n’est pas toujours entendu dans un premier temps, permettra de donner du sens après le décès, surtout si celui-ci se déroule au moment où « j’ai dû m’absenter pour aller aux toilettes » ou « pour donner un coup de fil », comme se le reprochent souvent celui ou celle qui veillait.
En phase terminale, tous les malentendus possibles peuvent aboutir à une situation de défiance qui vient compliquer la prise en charge et en soins de cette phase terminale(8).
Quel professionnel de santé travaillant en EHPAD ne s’est pas brutalement entendu dire des injonctions paradoxales telles « qu’il/elle s’aggrave, on n’arrête pas de vous le dire, mais vous ne faites rien et je ne veux plus que tel médecin s’en approche ! » ou bien « je ne veux plus le/la voir souffrir, mais je ne veux surtout pas que l’on change ses médicaments ou qu’on lui donne de la morphine ! » ?
Quel professionnel de santé travaillant en EHPAD n’a pas été surpris par un « vous ne comprenez rien ! », « vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit ! », « vous n’y connaissez rien, on m’a bien dit de me méfier de vous » qui met fin abruptement à une conversation – et à tout dialogue futur – avec un résident, un de ses proches, voire même un autre membre de l’équipe ?
Une telle situation de défiance, comme toute « situation extrême », est « extraordinaire » car elle tranche par sa singularité même si elle est récurrente. Elle est caractérisée par l’excès d’affect qui envahit tout l’espace et le temps du vécu, et qui désorganise autant le « dire » que « l’entendre ». Elle se traduit par des propos excessifs et/ou des comportements disproportionnés sur des jugements de valeurs – comme par exemple de considérer inopinément que la prise en charge est devenue une « obstination thérapeutique déraisonnable » – en prétendant faire appel de manière incantatoire à un référentiel prétendument « déontologique » ou « éthique » propre à l’interlocuteur et donc non partagé.
Les impliqués se placent en situation de vécu dramatique, le plus souvent scénarisé, d’attente – comme en suspens – d’un dénouement tragique immanent. Cette incapacité à « dire » et à « entendre » autant qu’à « se dire » et à « s’entendre » réalise une véritable tragédie, en ce sens qu’elle met en scène un conflit passionnel dans lequel les acteurs sont déchirés et se sentent implacablement entraînés vers une catastrophe annoncée et pourtant indicible dans laquelle le résident devient objet et non plus sujet.
Encore une fois, c’est la mise en œuvre systématique de la synthèse de fin de vie, telle qu’elle vous a été proposée par exemple, qui permet de minimiser le risque d’émergence de ces situations de défiance.
Lorsqu’elle est installée en EHPAD, l’intervention de l’Équipe mobile de soins palliatifs permet d’interrompre l’engrenage de l’indicible de la situation de défiance et de replacer la vérité du résident – plus que sa réalité – au centre des préoccupations de son entourage et de l’équipe pluridisciplinaire qui l’accompagne. Lui permettant, ainsi, de redevenir le sujet de son accompagnement dit, entendu et partagé.
Si on y regarde de plus près, l’ensemble des enjeux du
« dire » et du « entendre » en phase terminale nous invite à une approche éthique. En d’autres termes, nous sommes incités à suivre une démarche heuristique (réflexion méthodologique), qu’elle soit maïeutique ou dialectique ; basée sur une évaluation collégiale et pluridisciplinaire de la morale, des habitudes, des convictions, des conceptions du monde et de l’homme en tant qu’être somato-psycho- social ; pour aboutir à une décision d’action – ou de non- action – considérée comme juste & adaptée, acceptée & partagée par l’ensemble des parties prenantes ; dans un contexte complexe qui met à mal le cadre déontologique, réglementaire ou législatif ou qui constate son inadaptation.
Dans ce cadre éthique, mon propos est essentiellement d’élargir notre entendement du « dire » et du « entendre » pour enrichir nos moyens de faire vivre au quotidien cette posture de bientraitance qui doit conduire nos décisions au bénéfice des résidents notamment dans cette ultime prise en charge qu’est la phase terminale. Si au terme de cette lecture plusieurs accompagnements vous reviennent en mémoire et que des « dires » entendus prennent un nouveau sens, alors j’ai atteint ce que je souhaitais « dire » et je vous propose, maintenant, « d’entendre » les résidents, leurs proches et les équipes de votre/vos établissements. ■
Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
1. Cousin F, Gonçalves T. Atlas des soins palliatifs et de la fin de vie en France : Deuxième édition 2020, Paris : Centre National des Soins Pallia- tifs et de la Fin de Vie, 2020, 104 pages.
2. La fin de vie en EHPAD. Premiers résultats d’une étude nationale. ONFV 2013. https://www.vie-publique.fr/rapport/33531-observatoire-national- fin-de-vie-2013-fin-de-vie-des-personnes-agees
3. Légifrance. Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.
4. Hansen JC. Accompagnement de fin de vie en EHPAD : 3 principes pour structurer la décision collégiale. Revue francophone de gériatrie et de gérontologie 2012 ; 19 : 188-93.
5. Kübler-Ross E. La Mort est une question vitale : L’accompagnement des mourants pour changer de la vie. Albin Michel, 2019.
6. Gomas JM, Tribout D, Knorreck F, Denis M, Petrognani A, Sales E. La fiche Déclic de décryptage des cris chez le sujet âgé hospitalisé. Soins gérontologie 2014 ; 110 : 27-9.
7. Tranchant B. De l’invention du mourant à la figure de l’agonie. Recherche sur l’ultime épiphanie de la personne incarnée, sous la direction de Jean- Pierre Pierron. – Lyon : Université Jean Moulin (Lyon 3). Thèse soutenue le 11/01/2017. http://www.theses.fr/2017LYSE3010
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